Alice
De Chambrier
(1861-1882), poétesse.
Ils s’aimeront ainsi jusqu’à la fin des temps,
Sans voir encor le jour de leur union poindre :
Elle ne peut quitter ses parvis éclatants,
Et lui dans l’infini ne saurait la rejoindre...
Extrait de Conte de fées.
I
Moi qui, pour adorer plus belles que la mort,
N'ai pas trempé mes pieds dans les eaux de ce Gange ,
Ni dit une berceuse au petit qui s'endort
Plus douce que les mains assassines d'un ange,
Je parle : Fut le temps des vastes nébuleuses
Écloses dans le ciel vide et mordu des rats,
Le sang montait au crâne en lames globuleuses,
La joie exacerbait la fièvre des hourras.
Lyre, clavier, main... c'était de la musique
Qui pulsait violemment toute une exaltation
Dans les poitrines des hommes, c'était magique :
Le soir au belvédère, et l'imagination !
Aux lampes allumées le doseur et l'absinthe,
Le poète grisé tant par le podium
Duquel, pris de délire, il essouffle une plainte,
Que par la fumée lourde et pâle d'opium !
Donc, au refrain du cygne noir, où l'an s'achève
Entre deux doigts claqués tristement par la nuit
A peau de cauchemar brune et tachée de rêve
Qui sait trop bien que tout, vers l'Abîme, s'enfuit,
On reprisa des cols aériens de dentelle
Autour de gorges dont le souffle saccadé
D'amantes aux frous-frous poignants de jarretelle
S'évadait par la brèche en haut, pour décéder.
Une fleur à l'oreille on marchait sur le fleuve
Encore ondulé par l'aile des canotiers
Afin de retrouver une mer toujours neuve,
Broyés sous les cinglants crépuscules côtiers...
II
Donc les larmes d'un saule ont heurté cette épaule
Hypnotique au regard coloré d'un œillet
En cet après midi de printemps sans parole
Plein de papillons bleus que l'air ensommeillait.
Son épaule effleurée on la voyait pensive ;
Déesse agenouillée, les mains tressant l'azur,
Apparue en ce temps de dieux, la plus furtive,
La plus adolescente au chagrin le plus pur.
.
Source de grands pardons piétinée et l'unique
Que j'aime pour toujours à m'y brûler les doigts,
Du berceau de satin jusqu'au dernier portique :
La suissesse aux yeux doux et qui portait la croix.
III
Alice ! Flamme blanche, adorable et discrète
A qui je dédis l'or volatile d'un vers
Après avoir pleuré dans la chambre secrète
Ton évaporation, un jour brisé d'hiver.
Toi qui fis naître au sein des fraîcheurs matinales
Sur ton beau front le feu d'un astre renaissant,
Mi-éveillée encore ; et les aubes banales
Le voyaient s'incliner d'être reconnaissant.
Ah ! Splendeur anonyme ! Hallucination pieuse !
Toi qui faisais fleurir un invisible été
Sur les murs en sanglots des hospices, lieuse
De soleil à la chair ; paradis répété !
Mille fois chaleureuse et lévitant, des songes
Gigantesques à l'âme entière ; du saphir
Dans les jardins du roi sur des parois que longent
Les jasmins écarlates à n'en plus finir !
Rêveuse de passage au rire si nature
Dont la robe animait d'incomparables plis
Quand tu passais par là, cachant dans ta coiffure
Des oiseaux inconnus ne poussant pas de cris.
Il faut te rendre hommage autant qu'il est possible !
Alors que tu mirais au lointain l'horizon
Déjà le sort levait, toujours plus irascible,
Sur ton chemin de verre une ardente cloison.
Pourtant, grâce infinie, on te nomme : oubliée !
Le poème suintant la sève de l'amour,
Qui s'épanche goutte à goutte, multipliée ,
Afin de se confondre à la ferveur du jour
C'est ta gloire absolue et je lui suis fidèle !
Toi qui souris -je sais- dans l'oubli d'une tombe,
J'écris ton nom ainsi qu'en une heure immortelle
Un jeune homme amoureux libère une colombe.