Les métempsychoses d'Adélaïde.
I
Ma femme, Adélaïde, est un regard tombé
Sur mon regard, un jour, comme un flocon d'été.
C'est un sanglot des dieux qu'une averse partage
Et qui se meurt en flaque, entrebâillant l'image
D'un amour échappé de la couche au matin.
Elle c'est une danse, en hiver, un patin
A glace soulevé quand l'autre touche terre.
Sur le lac gelé c'est un cygne solitaire
Jouant la ballerine, un étrange animal...
C'est aussi le remord en seigneur, triomphal,
Qui, m'ayant écrasé le front, ose un sourire.
Dans mon simple univers c'est le plus vaste empire,
La plus méchante armée et le plus cher tribut.
C'est l'orgueil de mes vers et le vin que j'ai bu.
Adélaïde est belle... Au soleil elle allume
Un sourire éclatant, aveuglant, elle fume
De la poudre lunaire et du tabac cubain,
Inspirant longuement tout en prenant son bain
Les volutes nacrées, bleutées, hallucinantes...
Elle c'est la fumeuse aux bouffées lancinantes.
En parlant d'elle on peut dire que les saisons
Sont fruits de cette femme à la double toison :
L'une a des fleurs d'Avril pour mèches et la frange
Rousse s'effondre sur les yeux ; l'autre mélange
Aux blancheurs de la neige une tresse de blé.
Adélaïde, lasse en ce siècle troublé,
Repense au littoral où la vertu des ailes
Offrait aux mouettes cyans le ciel, les éternelles
Régions désertées par les anges sans nom.
C'est la poudre de guerre et le coup de canon.
C'est la cadette aux airs vagues de belle mère.
C'est le brasier d'où nait un phénix éphémère
Et la cage de verre, et l'ailleurs infini.
C'est le divin enfant nu que nul ne bénit.
J'ai marqué de suçons noirs sa gorge de nymphe,
C'était un doux soir de champagne, d'œufs de lymphe,
Un soir de bains à remous, de cœurs dévêtus,
De baisers méprisés et de baisers rendus,
Un soir ivre du sang mêlé de nos deux bouches ;
Elle, reine de France, et moi, seigneur des mouches.
II
Ma flamme, Adélaïde, est un tigre docile
Caressant les genoux, dormant au domicile
Du dernier maharadjah, c'est le plus grand félin
D'Inde et de Sibérie, et le plus féminin.
Mais c'est aussi l'émoi fidèle au pied des tombes :
« Je suis debout, ma soeur. Fallait-il que tu tombes ? »
C'est l'atroce question des jeunes éplorés
Voyant soudainement, dans leurs doux nids dorés,
D'un œuf noir et parfait éclore la faucheuse
Aimant décapiter chaque parole heureuse
Et faire d'un espoir un cadavre, un tourment.
Adélaïde c'est un sourire qui ment,
Lumineux par le gloss et sombre par l'idée.
C'est la gène sublime de la veuve aimée.
Trônant sur un briquet, c'est le feu sous le joint
Par où vient le délire, invoqué de si loin.
Voire : ma flamme c'est une conquête alpine
Sous les neiges perdues, d'un roi sous cocaïne.
Elle est mère de l'ombre où pensent les démons
Sculptés autrefois par Rodin ; poings et mentons
Liés. Au crépuscule ils rentrent dans ma chambre
Et balaient d'un regard vert -d'émeraude et d'ambre-
Cet antre dévasté dont je suis président.
Adélaïde c'est le retour évident
Du tout premier amour. C'est son départ à l'aube.
Aux célestes jardins c'est un fruit d'or qui daube.
J'ai brulé ma main gauche avec son corps, ce corps
Voluptueux, rêvé des braves et des forts.
Moi; faible, j'ai touché ses pieds de cire blanche
Et suis mort calciné, voulant baiser sa hanche.
III
Ma lame, Adélaïde,
est un pépin d'orange
Venu de Marrakech
intime, d'une grange
Dont émane le goût
des desserts orientaux.
Pour le fakir
gourmand c'est dix mille couteaux.
C'est, dans le
vent violent, la tour inébranlable ;
Lorsque Babel
n'est plus rien qu'une ombre de sable
Elle reste et
côtoie, en secret, les oiseaux,
La très haute
magie et les sombres réseaux.
C'est un soupir
d'ennui lors d'un beau soir de fête,
Un regard dans le
vide, un hochement de tête
Qui signifient : «
Je meurs... Tout meurt... et nous mourons... »
C'est l'œil noir
maquillé des sphinx, des pharaons,
Celui des
mannequins et des belles gothiques.
C'est l'œil
glauque et malsain des hyènes névrotiques.
C'est l'œil qui
cligne et dit : « Dans la ruelle, allons ! »
C'est l'œil
émerveillé dès l'envol des ballons ;
Ma lame c'est
l'œil doux surchargé de détresse.
C'est le chantage
aimant d'une ancienne maitresse
Un peu folle et
qui veut, pour vivre, de l'amour,
Des soirs de
poésie aussi clairs que le jour ;
A la lune
luisante, un baiser et des roses.
C'est un guerrier
qui tue en sanglotant, sans causes
Ni justice à
défendre, c'est un grand rônin
Dont parle la
légende, à qui manque une main.
Adélaïde vit,
sainte décapitée,
(Néanmoins
magnifique : une peau duvetée
Par une soie
orange et d'or sous le soleil
Tandis que de son
cou jaillit le flot vermeil)
Au bord de
l'océan, elle se baigne et sèche
Ses cheveux dans
le vent, lourd des embruns de seiches.
Elle cueille des
coraux bleus, fait un bouquet
Qu'elle offre à
l'inconnu rêveur au bord du quai.
C'est la nageuse
morte entrevue à l'aurore.
Et je m'y suis
coupé, maintes fois, je l'adore
Autant que je la
crains, je ne peux que plier ;
Juste un mot de sa
part et je suis meurtrier,
Un mot, dit bouche
mi-close, et je dilapide
Le restant de mes
jours en serf d'Adélaïde.
IV
Ma
fleur, Adélaïde est simple : un bouton d'or,
Une marguerite, un
crocus noir... Quelle mort
M'attend si je la
cueille ? Est-elle une colchique,
Lit mauve du
suicide noble et bucolique ?
Adélaïde c'est le
bon goût du poison.
C'est la fugue
sans fin, ni but et la maison.
C'est les plus
douces mains tenues, en promenade,
Que n'alourdissent
ni la crème, la pommade
Ni le vernis.
Légères ; aucun bracelet
N'alterne leur
nature... Un diamant serait laid
Sur un joyau de
chair fondu par Dieu même !
C'est la Grèce :
Ionie en marche, les trirèmes
Battant la mer
Egée et les blancs Parthénon.
Que dis-je c'est
l'Asie, et le Tao, le ton
Juste et la voix
du sage à genoux sous les feuilles,
Le recueil de
haïkus, les geishas qui l'effeuillent.
Adélaïde c'est
l'Afrique, où je suis né,
Les griots
d'autrefois et le peuple nié,
Les pleurs de
l'océan, la Langue prise aux tripes.
Comme un banc de
vieillards qui parlent dans leurs pipes
Au déclin de leur
âge et gorgés de leçons
C'est l'Europe :
un palais de bois, des charançons.
Voyez-vous
l'Amérique en elle ; les étoiles
Terriennes
brillant sur la fadeur des toiles,
Et que l'on voit
de loin, étant mortes jadis ?
Adélaïde c'est un
viol au paradis ;
C'est le désir
ardent que l'on peut éteindre
A moins de se
tirer une balle, ou d'étreindre.
L'étreindre ?
Adélaïde ? Elle ? C'est mon souhait.
Ma poupée aux
cheveux bien vivants, mon jouet,
Je veux la serrer
fort et lui dire : « Je t'aime...
Je t'aime... Que
tu sois femme ou flamme ou dilemme,
Epée ou fleur ! Je
t'aime, Adélaïde, viens,
Je connais des
pays de Cocagne, aériens,
Et des chansons
d'amour et de haine semblables.
Je sais des vers
muets, des jeux invraisemblables,
J'ai nagé dans la
mer de la Tranquillité
Et je t'aime,
chérie, et c'est la vérité. »
Adélaïde c'est un
regard sur le mien
Tombé comme un
flocon d'été... C'est mon seul bien.