III
Ma lame, Adélaïde, est un pépin d'orange
Venu de Marrakech intime, d'une grange
Dont émane le goût des desserts orientaux.
Pour le fakir gourmand c'est dix mille couteaux.
C'est, dans le vent violent, la tour inébranlable ;
Lorsque Babel n'est plus rien qu'une ombre de sable
Elle reste et côtoie, en secret, les oiseaux,
La très haute magie et les sombres réseaux.
C'est un soupir d'ennui lors d'un beau soir de fête,
Un regard dans le vide, un hochement de tête
Qui signifient : « Je meurs... Tout meurt... et nous mourons... »
C'est l'œil noir maquillé des sphinx, des pharaons,
Celui des mannequins et des belles gothiques.
C'est l'œil glauque et malsain des hyènes névrotiques.
C'est l'œil qui cligne et dit : « Dans la ruelle, allons ! »
C'est l'œil émerveillé dès l'envol des ballons ;
Ma lame c'est l'œil doux surchargé de détresse.
C'est le chantage aimant d'une ancienne maitresse
Un peu folle et qui veut, pour vivre, de l'amour,
Des soirs de poésie aussi clairs que le jour ;
A la lune luisante, un baiser et des roses.
C'est un guerrier qui tue en sanglotant, sans causes
Ni justice à défendre, c'est un grand rônin
Dont parle la légende, à qui manque une main.
Adélaïde vit, sainte décapitée,
(Néanmoins magnifique : une peau duvetée
Par une soie orange et d'or sous le soleil,
Tandis que de son cou jaillit le flot vermeil)
Au bord de l'océan, elle se baigne et sèche
Ses cheveux dans le vent, lourd des embruns de seiches.
Elle cueille des coraux bleus, fait un bouquet
Qu'elle offre à linconnu rêveur au bout du quai.
C'est la nageuse morte entrevue à l'aurore.
Et je m'y suis coupé maintes fois, je l'adore
Autant que je la crains, je ne peux que plier ;
Juste un mot de sa part et je suis meurtrier,
Un mot, dit bouche mi-close, et je dilapide
Le restant de mes jours en serf d'Adélaïde.
IV
Ma fleur, Adélaïde est simple : un bouton d'or,
Une marguerite, un crocus noir... Quelle mort
M'attend si je la cueille ? Est-elle une colchique,
Lit mauve du suicide noble et bucolique ?
Adélaïde c'est le bon goût du poison.
C'est la fugue sans fin, ni but et la maison.
C'est les plus douces mains tenues, en promenade,
Que n'alourdissent pas la crème, la pommade
Ni le vernis. Légères ; aucun bracelet
N'alterne leur nature... Un diamant serait laid
Sur un joyau de chair fondu par dieu lui-même !
C'est la Grèce : Ionie en marche, les trirèmes
Battant la mer Egée et les blancs Parthénon.
Que dis-je c'est l'Asie, et le Tao, le ton
Juste et la voix du sage à genoux sous les feuilles,
Le recueil de haïkus, les geishas qui l'effeuillent.
Adélaïde c'est l'Afrique, où je suis né,
Les griots d'autrefois et le peuple nié,
Les pleurs de l'océan, la Langue prise aux tripes.
Comme un banc de vieillards qui parlent dans leurs pipes
Au déclin de leur âge et gorgés de leçons
C'est l'Europe : un palais de bois, des charançons.
Voyez-vous l'Amérique en elle ; les étoiles
Terriennes brillant sur la fadeur des toiles,
Et que l'on voit de loin, étant mortes jadis ?
Adélaïde c'est un viol au paradis ;
C'est le désir ardent que l'on peut éteindre
A moins de se tirer une balle, ou d'étreindre.
L'étreindre ? Adélaïde ? Elle ? C'est mon souhait.
Ma poupée aux cheveux bien vivants, mon jouet,
Je veux la serrer fort et lui dire : « Je t'aime...
Je t'aime... Que tu sois femme ou flamme ou dilemme,
Epée ou fleur ! Je t'aime, Adélaïde, viens,
Je connais des pays de Cocagne, aériens,
Et des chansons d'amour et de haine semblables.
Je sais des vers muets, des jeux invraisemblables,
J'ai nagé dans la mer de la Tranquillité
Et je t'aime, chérie, et c'est la vérité. »
Adélaïde c'est un regard sur le mien
Tombé comme un flocon d'été... C'est mon seul bien.