Nous boîtons, bric-à-brac qu’acheminent les vents,
Dépareillés, bourgeois privés de têtes creuses,
Viandes plus avachies que Dieu sur nos divans
De clous roux pudibonds, de lames chaleureuses.
Tâtonnons ! c’est le sort acéré qui le veut !
Lui qui brûle et qui noie entièrement nos vies,
Sans même le vouloir ou l’aimer ; c’est l’aveu
De la sainte au prétoire et deux voies qui dévient.
Mais la marche qui ploie en dessous du soleil
Saura joindre à tâtons, qui s’enivre de plantes,
On ne sait quel îlot sur l’océan pareil
A la guerre infinie aux morts calmes et lentes.
Un élan de toujours qui mène à l’inconnu
Nous étreint mais nous brise un semblant de rotules
Chancelant... Saigna-t-on pour un serment tenu
A d’autres ? ou pour l’or ? pour le reflet des bulles ?
Car l’intense tendresse nous l’ignorons tant ;
Tant que c’est un mensonge inventé par les anges…
Un Narcisse amputé qu’hypnotise un étang
Dans lequel eau de pluie et bave se mélangent
Pèle et dit notre nom sans commettre d’erreur.
Ainsi notre chemin, ainsi donc le voyage
De la tribu du rêve aveugle et de la peur
S’achève sous les yeux -peut-être- d’un visage.
En des régions bâclées par la main des puissants
Nous mimons quelque idiot qui s’anime et nous mime…
L’invincible chagrin rit avec les accents
De l’enfant titanesque et du vieillard infime.
C’en est trop ! Si ma tâche, génétiquement,
Et de m’agenouiller au bord des flots, la brume
A travers un regard obnubilé, dément,
Puant tous les vœux pieux charmés par l’amertume ;
Alors non ! Gosse en pleurs, qui gueule, intransigeant,
Dans des contrées de sel où la Mort bien vêtue
S’essaie à la peinture, aux poèmes, au chant,
Je refuse… Un écho de plainte continue
Vibre dans ce passant que je croise au matin,
Seul. Ici la Mort peint, lasse, artistement chante,
Et puis l’emportera, seul… Pourtant la Mort peint,
Ou cisèle des vers d’adolescente aimante.
Manoir clôt au néant, bouton natal aphteux,
Où je suis un marmot qui parle d’évidence
Comme un taré des rues ou comme un rebouteux
Qui vend la même fleur si le mal recommence.
La chambre de la Mort est un nid de velours
Lourd et multicolore, un peu de maquillage
En poudre vogue encore. A l’horizon des jours
Le ciel vide subit un ultime pillage.
J’entre… la grâce broie à moitié mon esprit…
De la grâce ou l’enfer au plus doux des arômes ?
Les deux certainement… J’entends comme le bruit
Des sanglots surhumains d’un milliard de fantômes.
J’entre broyé -subtil mouvement d’éventail,
Et le souffle du temps par ses lèvres mi-closes
Qui frémit… Là mon cœur enveloppé d’émail
Sent muer l’univers lavé de toutes choses.
L’effroi n’est pas le nœud du grand problème humain,
Pas tant que son chemin de ronde ne traverse
L’abdomen… c’est mon tour, il vous siéra demain,
Et vous l’implorerez au sol, à la renverse.
Geste sublime, faux, tout comme la passion :
Madame de la Fin se drape de fourrure,
Un corset violet rougeoyant fait pression
Sur sa poitrine ; on voit s’ouvrir la déchirure.
« Madame de la Fin je suis un nourrisson,
S’il se peut que je meurs dans les bras d’autres femmes,
Que je fleurisse ailleurs qu’où passe la moisson,
Que je prenne les mots et les plis d’autres drames,
S’il se peut qu’un enfant des toits désamiantés
Renonce aux vieux sentiers dont la terre est l’empreinte
Des pas que vous menez à la lyre ; enchantés
Par le La sans appel des cris et de la crainte.
S’il se peut, s’il se peut, diva du ciel pillé
Par des doigts receleurs de rêves blancs, d'étoiles,
Qui de votre palais n’avez pas sourcillé
Quand l’être fut souillé dans sa chair et sa moelle !
S’il se peut, votre altesse qui se pomponne et fait
Semblant d’être fatale aux yeux de la mémoire,
Que l’aube qui suit tel massacre sans effet
N'en couve pas le fils bâclé, la pauvre gloire.
Catin du jour soufflé comme un cierge sans foi
S’il se peut la vie hors de tes humeurs changeantes,
Une autre mise en bouche ô Mort une autre loi
Que celles du roman noir et de ses amantes,
Vous pleurerez Madame ! S’il se peut la Fin
N’aura pas lieu, le peuple de la peur aveugle
Aura franchi l’étang du Narcisse défunt ! »
Mais Madame me dit que je braille, je beugle
Et qu’il faut murmurer ici : là : nulle part…
Elle a la tête ailleurs, et fredonne des notes,
La pupille est perdue ; elle a l’âme au départ…
Elle a l’âme au départ... Humains voici nos fautes
Ravalées comme une glaire rouge de sang
Qui m'arrache un frisson, me brûle l'œsophage...
Ma pupille a versé le long sanglot puisant
Sa source dans les yeux d'un gosse indigne et sage.
"Pourquoi nous ignorer quand nous parlons d'amour ?
Nous n'en parlerons plus quand vos deux mains, vos mains
Sans matière féconde auront éteint le jour.
-Mains- quand vos mains auront pétri nos lendemains !
Alors écoutez tout : mes mensonges, mes vœux !
Ce qu'ivre, psalmodié, ma bouche putréfie
Car je n'ai pas toujours dit ce qu'on dit mieux...
Mais Madame écoutez, de l'essence à la lie :
Je suis un mort-vivant qui marche dans mes pas,
Je suis vieux : j'ai quinze ans et je médis des filles
Comme du ciel, un temple où je ne veille pas
Captive une vestale adorable, en guenilles.
Aussi je n'ai de dieu qu'un rêve dévoyé,
Qu'une perle sacrée autant que ses fissures ;
Manuscrit sale sur pupitre de noyer
Où tous les paradis connus se défigurent.
L'oubli, l'immense oubli qui traîne à vos talons
Est un ami d'enfance que je ne peux craindre...
Il vous suit mais sera partout où nous allons,
Partout où nous allons pourrir puis nous éteindre.
J'eusse été votre égal si je niais mes pleurs,
Vous pourriez être mienne, on a vu des poètes
Esquisser un clin-d ‘œil quand vous avez dit :"Meurs !",
Ils vous avaient séduite, extrême des conquêtes.
Nous n'avons pas fini de chercher vos regards
Quand la nuit malheureuse instamment vous appelle...
Courir droit jusqu'à vous, rattraper les retards
De l'Etre, du Néant ; de leur longue querelle.
J'entreprends ce discours sous vos yeux médusés
De me voir ici-même où vivre se termine
A vous parler d'amour, de chagrins plus usés
Que le chevalier qui brandit la famine,
Mais c'est mon rôle -ou pas- je m'en suis fait le don
Un soir sous les arceaux de vignes, la folie
M'avait giflé pourtant j'accepte son pardon :
Elle a le baiser d'or et la claque polie.
Entendez-vous, ma chère, un petit peu mes mots ?
Ce sont des mots de gosse au but infanticide,
Des mots de pas grand-chose, de qui jouit des maux
Persiennes closes, l'âme entr'ouverte et lucide.
Ils ne sont pas du roi des rois, ce sont les miens ;
Je les dis en tremblant des pieds à la tête
Ils sont mes ailes par mille autant que mes liens
A la terre, au ciel pur, au vent, à la tempête.
Et vous les entendez, comme un tressaillement
Vous heurte, vous semblez une mère attendrie
Pourtant ce sont les mots simples du sentiment ;
Ce ne sont pas les mots brûlés d'Alexandrie...
Aimez-vous les entendre, mère de la nuit,
Mère de nos soupirs au sein des cimetières,
Mère qui n'enfanta jamais que de l'ennui,
De la désespérance au porte des mystères ?"
Se lever avec toute une noblesse et l'air
D'être plus que la femme et plus que la déesse ;
M'examiner soudain, faire onduler le vair,
Sentir mon corps détruit quand son œil me dépèce.
"Enfant ? Toi ? Quel enfant surgit avec le deuil
D’un soldat de toujours, qui dans chaque pupille
Cache une nef allant sans regret à l'écueil,
Dans ma chambre ? Tu mens, seul ton mensonge brille.
Mais je veux bien l'entendre, on se fait à l'humain...
Tes mots ont ce goût trouble, émouvant, que la bouche
Ne comprend pas. Mais viens par ici, prends ma main...
Tu n'es plus de ceux-là défunts quand je les touche.
Mon enfant, vieil enfant, attardé, médisant ;
Crucifié sous le ciel ou tombé dans la fosse
Qui me parle des mots dans les mots s'enlisant ;
Déclame les derniers avant l’heure de noce : »
Madame m’a promis l’épouvante et la soif
Apaisée en riant d’être dieu pour la foire
Humaine que la main destinale décoiffe
De sa couronne de lys et de rêve noir ;
L’être multiplié, l’atome et l’univers
Les circonvolutions du temps et de l’espace,
L’amour natal et pur, le vieil amour pervers,
L’incendie et la plaine et le soir en terrasse !
Ce que je ne fus pas m’implore, un revolver
Prêt à baiser ma tempe appuie et me condamne
A la nuit de la chair, du ventre grand ouvert
De Madame, à la nuit où toute rose fane…
« Soit ! Allons-nous coucher ! Puisqu’il faut qu’une Fin
Bénisse les adieux autant que la rencontre,
Il faut un moment phare, il nous faut le chagrin,
Il faut savoir pleurer en regardant sa montre,
Il faut savoir aimer ce qui passe et qui meurt,
Au seuil du premier jour il faut une menace
Effroyable ; le glas des battements de cœur,
Il faut savoir mourir pour aimer ce qui passe,
Il faut le précipice au bord de nos chemins
Afin d’être famille, amants, oncles et frères
Il nous faut pour aimer aller entre vos mains
Car pour aimer la paix il nous faut mille guerres,
Des saintes agonies quelques nécessités,
Quelques douleurs sans nom nous parlent d’injustice,
D’innocents malheureux, de sombres vérités,
Mais Madame, je sais, vous n’êtes pas complice…
Dès lors finissons-en, ôtez votre corset,
Car la petite mort c’est notre grand secret ! »