Huitième heure
Les Vogue en disent long - dépucelage kantien - Marine ou les Parques - Jack Bovini ou Maximus.
« -Alors ?
Marine Picoléao balance cet alors comme si une interrogation l'avait précédé. Jack, juste éveillé, encore grièvement endolori, pourrait demander « alors quoi ? » mais pour le pauvre évadé le vrai mystère c'est tout sauf ça.
-Ça va mieux ?
-Que... Qu'est-ce qui s'est passé ?
Marine allume une de ces cigarettes qui en disent beaucoup sur le consommateur ; les Vogue mentholées.
-Ah, oui... pardon, mon chou ; tu as été libéré. Par moi. Enfin, indirectement, je veux dire."
Jack comprend alors que le libre arbitre que la prison était censé lui ôter a tout de même pris un sacré coup dans l'aile : Monsieur est redevable, ce qui ne lui était jamais arrivé.
Comme épouvanté face à pire que la mort il se lève brusquement et court vers la porte de la chambre, gauche et parfaitement ignorant de son but. Elle est verrouillée, il tente des coups d'épaule pour la défoncer.
Marine, dont le métier consiste à garder son calme, lui demande où il compte aller sachant qu'il ne sait même pas où il se trouve. Ce qui exaspère Jack qui se dit qu'à chaque fois que cette femme ouvre la bouche c'est pour soumettre l'interlocuteur. Il songe bien à lui péter le nez mais le fait est que sans elle son avenir c'est la perpétuité.
-Qu'est-ce que tu veux, salope ?
-Salope ? Pourquoi pas... n'empêche que c'est triste ; devoir obéir à une salope. Ça fait de toi une sous-salope... tu comprends ? A chaque fois que tu m'insulteras je n'aurai rien besoin de répondre pour que l'insulte se retourne contre toi, puissance dix. Tu comptes toujours t'auto-traiter de grosse merde ou bien tenir compte de la situation ? Pour ce qui est de ce que je veux : c'est toi.
-Moi ? Ta gueule, t'auras rien. Tu m'as pris pour qui ?
-Et toi ? Tu t'es pris pour qui ? Al Capone ? Escobar ? Néron ? »
Jack ne connaissant que les deux premiers ne sait pas quoi répliquer, elle reprend :
-Non vraiment, mon bébé, tu te souviens pas de moi ? L'école Paul Verlaine ? Ta première amoureuse ?
Évidemment Jack ne se souvient pas de qui que ce soit avec qui il fut lié par le concept d'amour, qui ne lui est pas étranger mais extra-terrestre, voire extra-galactique. Il préserve son mutisme relativement inquiet. Il se souvient tout de même de l'école Paul Verlaine, qui tenait lieu, au temps de son enfance, de maternelle et d'école primaire puisque c'est la seule école qu'il fréquenta. Mais pas de cette tarée de Marine. Soudain il saisit qu'un problème se pose : il a 20 ans ; entre la maternelle et ce jour précis son hôte avait légèrement eu le temps de l'oublier... Cette idée le terrifie. Marine, offusquée de ne pas être la femme de la vie de Jack, fait mine de trouver son oubli inconséquent et continue comme s'il avait répondu par l'affirmative :
-Et bien voilà ! C'est le destin ! On se retrouve comme au bon vieux temps ! Ce que je suis heureuse, t'imagines pas ! Je t'attendais, mon amour ; depuis tout ce temps je t'attendais ! »
Elle l'attendait... la chose est présentée de telle façon que c'est lui qui semble être venu à elle et qu'il ne s'est pas fait, disons le mot : enlevé. Il a tellement envie de la frapper, il ne peut tellement pas.
Pour la première fois de sa vie de hors-la-loi Jack subit le dilemme entre le vouloir et le pouvoir. Un dépucelage auquel il ne s'était pas préparé. Une fois ce sentiment de frustration absolue nouvellement intégré il se renseigne sur la suite des évènements. Marine paraît surprise.
-Ben c'est évident ! On va se marier !
Là notre héros remisé au rang d'esclave impuissant désire juste sauter par la fenêtre sans prendre le temps de l'ouvrir. Seulement elle en obstrue le passage... Se pose alors le mystère de la capacité de prévision de Marine : porte verrouillée, fenêtre obstruée, sérénité de la négociatrice etc. tant d'éléments la sacrant prophète !
L'ennemi public numéro un voyage de terreur en terreur, de frustration en frustration, de cage en cage ; lui qui, il y a deux heures à peine, était délivré de toutes contraintes humaines. Même son corps, lourd d'ecchymoses et d'os brisés, n'est plus qu'un outil de son désespoir. Il n'a plus le choix ; tout-à-fait comme elle le disait : c'est le destin. Les Parques réunies : c'est elle. Tenant les ciseaux avec un enthousiasme passionné, seule décisionnaire de la fin ou de la continuité, plus détestable et souriante que jamais. Aromatisée au Chanel numéro 1. Dompteuse de tigre de profession. Peut-être le seul être habilité à faire face à Jack Bovini, Dieu s'il existe n'a pas un millième de l'influence qu'elle a sur lui actuellement. De loin on pourrait dire qu'il en est amoureux. Il pense en fait à la tuer. D'où l'interjection suivante de la part de Marine :
-N'y pense même pas. Tu es recherché dans toute la France au minimum pour meurtre, tentative de fuite et violences sur individu physique - l'espèce de pétasse chez qui t'étais -, tu n'iras nulle part sans moi. Mon chou. Elle écrase sa clope, en rallume une puis en propose à Jack qui accepte, étant sans paquet et en manque de nicotine.
Chéri, mon chou, bébé...ce vocabulaire affectueux le met hors de lui, du moins il aimerait aller hors de lui, mais il ne peut sortir au risque de subir le joug d'autres fers, à vie. Il tire une immense bouffée et se résigne :
-Qu'est-ce que tu me proposes à graille ?
-Et bien l'hôtel a un restaurant, on verra là-bas.
-Au resto ? Mais on va me tricard !
-Te tricard... Ah, oui : ça veut dire repérer, c'est ça ? Ne t'inquiètes pas, tu ne seras pas tricard.
-Ah ouais ? D'où ? Je suis recherché dans tout le pays, tu viens de le dire !
-Dans tout le pays... Ah, je comprends ! Non, je t'explique, chéri ; nous ne sommes plus sur le territoire français. »
Voilà, le dialogue précèdent ne dure pas une heure néanmoins il me semble que la situation matérielle et psychologique s'est assez retournée pour considérer qu'une heure est passée. Ce qui compte n'est pas le temps mais l'évènement, vous l'aurez remarqué. Car en considérant les données temporelles ce récit est impossible : on ne met pas deux heures de Cannes à l'Ardèche en comptant de la marche à pied, voyons.
Ce qui est réel c'est que Jack peut, en quelque sorte, tomber amoureux (en tous cas le résultat est analogue ; il n'est rien sans elle et ils vont manger en tête à tête au restaurant).