L'invention des pantonymes :
Mais avant de le mettre dans une phrase continuons sur notre pantonyme isolé, et très utile.
Car, par sa structure, il contient ce que montre la langue en même temps que ce qu'elle masque (organe-obstacle).
Comment ça s'invente un pantonyme ?
Comme un tidulositodon, sans doute.
Le palmarès des fluctuations est décerné à truc.
Il semble d'abord essentiel de dire que le pantonyme naît souvent sous forme de substantif péjoratif .
Ces histoires ne seront qu'une ébauche pour tenter de trouver d'autres points communs entre les pantonymes.
Le truc :
Au XIIIe siècle le mot truc désignait, sous la plume de Gautier de Coincy, une ruse, c'est à dire une manière. Isolé il sera longtemps un acte lié à la tromperie et au secret, que ce soit en crime, en amour, ou au théâtre. Par tromperie en amour je n'entends pas cocuage mais méthode d'amadouement. Dans un contexte précis il
sera en même temps associé aux courses de chevaux, à un jeu de cartes, au coït, à la prostitution, à une sorte de
billard, et l'équivalent d'un coup, d'un heurt.
Nous pouvons penser que cette multiplicité de sens conjugués ou suivis l'emmenait là où il est.
Truc change radicalement de sens en 1886 grâce à Courteline dans Les gaietés de l'escadron, u ne naissance militaire, pour devenir l'équivalent du machin.
Il sera défini comme spécialité que l'on met à la place du nom : un pantonyme.
La chose :
Si le truc est intéressant par la multiplicité de ses sens la chose est passionnante par son origine : il naît ( le mot ) directement hyperonyme et ne se détermine
que par son contexte, dans notre texte archivé le plus précieux : Les serments de Strasbourg.
Le 14 février 842 Louis le Germanique s'allie à Charles le Chauve contre Lothaire et leur serment est retranscrit dans le livre de Nithard, Nithard étant le cousin
de ces deux petit-fils de Charlemagne. Plus tard viendra le traité de Verdun et la séparation en trois de l'empire carolingien.
Ce texte est l'évènement de l'extension du domaine la langue dite vulgaire, tudesque ou romane, et de la diminution du domaine du latin. C'est à dire l'avancée
d'une langue populaire sur une langue religieuse.
Pour dire : il n'est pas né dans un caniveau.
Mais de la politique impériale, messieurs dames.
C'est dans la première partie ; en langue romane.
Louis dit à Charles qu'il l'aidera" in cadhuna cosa".
Cosa, en latin, avant désignait une plante ou une ville de l'Etrurie.
Or dans ce cas cosa se traduirait justement par circonstance, ce qu'il veut dire en roman, puisque c'est du roman (mais le roman ne sort pas de nulle part
).
Cose, bien plus tard, en langue romane défini un étant, un "zôê" grec. "L'homme est un zôê politique", pas un animal. Néanmoins un "zôê"peut être un
animal.
Si Dieu ne tenait plus la langue il tenait toujours le cerveau, lisons ce texte écrit bien après la validation et l'expansion de la
langue romane :
Sire, fait ele, je vous di
Que je suis cose de par Dé
Et Dius vous a ci amené
Pour jeter moi hors de prison.
Pourtant cette strophe d'un inconnu s'interroge comme nous le voyons sur l'incohérence religieuse, sur le fait que l'omniscience c'est
tout et son contraire ; l'aporie théologique.
Notons qu'à ce stade du moyen-âge le pantonyme ne contient que les vivants ; le substantif homme, le substantif animal, en gros, et
religieusement parlant, le terme créature. La femme entend dans cet extrait : que je suis vivante de par Dieu, car les non-vivants ; prison ou pas ils s'en fichent. Elle ça à l'air de l'ennuyer
de devoir allez au trou, et elle se défend bien. Chose est un hyperonyme du vivant.
Ne nous étonnons pas du fait que le cosa-circonstance des Serments de Strasbourg soit devenu le cose-créature de notre poète au nom
que j'ignore, comme avec truc nous voyons qu'il suffit d'un auteur.
Et cose désignait en langue romane également la cause ( cose que) puis en quatrième lieu une éventualité ( pour cose que
).
Il n'y a ici aucun pantonyme dont la structure est celle de la pantonymie telle que décrite, chose/cose n'embrasse pas cette structure
; il est circoncis car il est circonstance, vivant, cause et éventualité. C'est un hyperonyme de ces substantifs et de leurs co-hyponymes .
Sa transformation en pantonyme se fait d'une façon singulière : par la négation.
Dans un texte non moins important que les serments de Strasbourg puisqu'il s'agit de la Cantilène de Sainte Eulalie, écrit en 878-880,
nous laisserons les érudits se prendre la tête sur :
Ell' ent adunet lo suon element , vers
5
ou
Tuit oram que por nos degnet preier, vers 26
Car ce qui m'intéresse c'est ça, le vers 9
:
Neule cose non la povret omque pleier
"Neule/neullu" est la forme qui entame ce vers, et
non "neule/niule" qui signifie brume ou brouillard. Elle signifie
aucun. Il y aurait beaucoup, un livre entier, à dire sur la Cantilène et nous pourrions tenir compte de la double négation "neule cose
non" mais ce qui nous intéresse c'est "neule
cose".
La belle Eulalie, pudique et vierge, avait une foi inébranlable, ou plutôt et de prime abord une foi que n'ébranlait, dans le vers 7
et 8 :
Ne por or ned argent ne paramenz
Por manatce, regiel, ne preiement
ni l'or, ni l'argent, ni les parures, ni les menaces, ni les caresses, ni les prières : en fait rien ne pouvait faire plier Eulalie.
D'abord rien de ce qui peut tromper un homme (nous retrouvons la tromperie) et puis plus rien du tout.
Et ce rien introduit par le lexique large de la tromperie introduit lui-même tout le martyr d'Eulalie ; ce vers est un vers clef et
l'invention par la négation de ce pantonyme est essentielle pour comprendre le texte. Nulle chose est un mouvement total d'exclusion dans notre modèle de la pantonymie (voir le point 6. des dissociations structurelles). Cose est ici un pantonyme comme entendu précédemment, il contient jusqu'au mot : "mort" ; dans :
Neule cose non la povret omque pleier
tout est dit : Eulalie va
mourir, - nulle chose ne peut la faire plier ? Encore faut-il nous le prouver : cose bascule dans la pantonymie quand bascule, ou se confirme, le
destin d'Eulalie, nous sommes directement dans l'absolu et le fatal ; comme il faut absolument mettre sa foi à l'épreuve il faut absolument aller jusqu'au bout, mais le bout ( lui couper la tête
) n'y fit rien, Eulalie, petite colombe haïe par les hommes, a rejoint le ciel pur.
Et chose est né de son contraire, il n'est plus utilisé pour une circonstance ou une
éventualité, il embrasse le vivant et le reste. C'est un pantonyme.
Le machin :
Le machin est bien sûr un dérivé du "machina latin", c'est à dire ouvrage composé
avec art et engin.
Ce qu'il sera toujours en 1807 ; la forme masculine de machine ; en langue romane c'était un
mot considéré comme savant. Il naît hyperonyme, au champ déjà assez vaste.
Et c'est toujours Courteline qui le délure en pantonyme avec cette liaison :
machin-chouette, après Balzac dans Paysans, par exemple :
− Qu'y a-t-il donc là dedans [dans le vin cuit]? (...) − Toutes sortes de choses! (...) d'abord
des machins qui viennent des Indes, la cannelle, des herbes qui vous changent, par enchantement.
Le machin est ici synonyme évident de chose. Il est différent
de ce dernier en ce qu'il a un sens péjoratif ; inutile de rappeler comment le général De Gaulle appelait la Société des Nations.
Bref ; il devient pantonyme dans le courant du
XIXe.
Le bidule
:
Bidule est beaucoup plus récent que les précédent puisqu'il
apparaît au XXe dans l'argot militaire et qu'il signifie désordre. C'est au lycée Saint-Louis qu'il devient un pantonyme.
Certains disent que bidule viendrait de berdoule ou
bidoule, mot du nord de la France qui signifie boue et que la notion de boue mènerait à celle de désordre. C'est le plus probable...
Le schmilblick
:
Le schmilblick est inventé dans les années 1950 par Pierre
Dac. Il naît comme la plupart des pantonymes en hyperonyme large ; mais en hyperonyme bien particulier puisqu'au lieu de contenir quelques termes de la nomenclature que ce soit,(c'est à dire le
vert, dans notre schéma) il contient ce qu'on ne nomme pas et ce qui n'existe pas. Le sketch est fait pour rendre le schmilblick inimaginable :
[…] il peut à la fois servir de Schmilblick d'intérieur, grâce à la taille réduite
de ses gorgomoches, et de Schmilblick de campagne grâce à sa mostoblase et à ses deux glotosifres qui lui permettent ainsi d'urnapouiller les istioplocks même par les plus basses températures. Ça
c'est clair, jusque là !
Ainsi l'univers du schmilblick est totalement néologique, ce
qui le compose est soit quelque chose qui existe mais que l'on est dans l'impossibilité de nommer, et dont Dac invente le nom, soit quelque chose d'inexistant, nous n'en savons rien. Dans notre
structure le schmilblick ne se déplace que parmi le gris, le blanc ou le noir.
Le schmilblick commence à englober ce qui existe avec
Coluche, dans le sketch
du même nom où il joue à la suite plusieurs participants qui doivent en deviner la substance en énonçant ses qualités possibles, il peut être objet comme créature et sort de son univers délirant
de la force "extraphalzaroïdique" pour qu'on puisse se l'imaginer, car on imagine plus facilement un pantonyme vert ou ayant fait 39-40 qu'un pantonyme à
"gorgomoches".
Nous notons que le schmilblick devient, comme chose, un
pantonyme en se niant ; il n'est pas tout ce qu'on propose ( ce qui n'en fait pas un pantonyme) mais pourrait l'être, et c'est là où il le devient.
De notre point de vue de spectateur c'est plus simple : le
schmilblick est un œuf ; schmilblick est juste un mot utilisé pour en masquer la substance, pour tromper ; encore le champ de la tromperie.
On aurait pu croire, en tenant seulement compte du sketch de
Coluche, que schmilblick allait devenir le synonyme d'œuf, mais il semble qu'on se soit plus identifiés aux participants qu'au présentateur (ce qui va à l'encontre du principe médiatique et
retire l'autorité suprême qu'a ce dernier sur un plateau, Bourdieu le savait).
Je-ne-sais quoi
:
Nous avons vu au début de cet article que je-ne-sais-quoi
était aussi un pantonyme. N'étant pas un substantif il n'est pas très intéressant, mis à part qu'il est combiné à un aveu d'ignorance feinte ou réelle ; en ça il est le pire.
La suite : situations énonciatives,
je-ne-sais-quand...